Adieu, vive clarté…
12 juin 2011

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LANDMAN Claude
Hommages

 

L’hommage[1] qui sera rendu aujourd’hui, en ce lieu, symbolique pour Jorge, qu’est le Lycée Henri IV, aura été possible grâce à la bienveillance et à la participation active du Proviseur, Monsieur Patrice Corre, à l’amitié de Florence Malraux, à l’aide précieuse et souriante de Vincent Darré, ainsi qu’à la sollicitude et à la diligence d’Alain Minc. Qu’ils en soient ici remerciés.

C’est par l’intermédiaire de celui qui allait devenir son beau-frère, Jean-Marie Soutou, secrétaire de la revue Esprit, que Jorge, jeune exilé de 15 ans en provenance de La Haye où son père représentait la République espagnole menacée, fut admis comme interne à Henri IV en 1938, avec son frère aîné Gonzalo.

C’est là, qu’ayant tout perdu, son enfance, son pays, ses repères habituels, il décida, sans jamais cesser d’être espagnol, de s’initier, grâce à ses poètes et à ses écrivains, à la langue française, à sa richesse, au génie de ses équivoques littérales. Il saura l’écrire, vous le savez, en en faisant résonner la moindre de ses nuances et la parler sans  aucune trace d’accent. Il y trouva un abri et son véritable statut de réfugié. On ne s’étonnera pas, Jorge en tout cas ne s’en est pas étonné, que cette initiation à une langue étrangère, fut parallèle à celle de la rencontre avec l’autre sexe. Le roman d’entre les deux guerres de son adolescence, ainsi qu’il se plaisait à le qualifier, Adieu, vive clarté… en porte la marque :\ »J’appris avec L., en une seule leçon, tout ce qu’il faut savoir avant d’inventer l’essentiel : le bonheur de l’autre. Fragile, éphémère, menacé de partout, arraché au néant, à la routine des jours, défiant les on-dit et les non-dit, foudroyante infortune, certitude d’être enfin au monde : plaisir des femmes, notre bonheur.\ »

C’est encore à Henri IV que Jorge, qui reçut le 2ème prix au Concours Général de Philosophie en 1941, rencontra sérieusement les philosophes, allemands en particulier, avec lesquels il n’allait plus cesser d’être en dialogue et qu’il interrogera dans ses livres à la lumière de l’expérience concentrationnaire. On se souvient notamment de la référence à Kant et à la question du Mal radical.

C’est au lycée Henri IV enfin, que fut organisée la première manifestation antinazie, le 11 novembre 1940, Place de l’Etoile, à laquelle il participa au milieu de lycéens et d’étudiants. Elle allait précipiter, avec la lecture de La condition humaine et de L’espoir, l’abandon de ses études et son engagement au titre de combattant volontaire de la Résistance.

C’est ici, au lycée Henri IV, j’en suis persuadé, que grâce à toutes ces lectures, sur fond d’exil et d’antifascisme, qu’une des graines de ce qui allait devenir la conception que Jorge avait de l’Europe s’est déposée, pour ne germer que beaucoup plus tard. Une conception de l’Europe qui n’est pas seulement, ni même  d’abord celle du marché, mais celle d’une Europe fondée sur un lien spirituel autre que celui de la religion, plutôt l’esprit au sens de ce qu’il appelait la raison démocratique, l’intelligence, voire le mot d’esprit. Une figure incarnait pour Jorge cette Europe à laquelle il tenait tant : celle de l’intellectuel juif européen de l’entre-deux guerres. Il pensait à Husserl bien sûr, celui de La crise de la conscience européenne… à Freud et à sa Psychologie des masses… à Maurice Halbwachs qui mourra dans ses bras à Buchenwald, auteur de La Mémoire collective où encore à Léon Brunschvicg, mort à la fin du rêve noir de l’Occupation, seul, caché et démuni, rayé des cadres de l’Université par les autorités de Vichy. Il s’était émerveillé, il y a quelques mois, que j’ai pu, grâce à Internet, lui trouver les livres de cet auteur oublié.

Jorge est mort et nous le pleurons. Bien qu’il n’en ait jamais parlé, toute son attitude de ces derniers mois laisse à penser qu’il était prêt pour le grand voyage : \ »J’ai eu plusieurs fois recours à cette procédure sacrificielle, faisant mourir des personnages qui étaient des alias, portant mes noms supposés. Je savais très bien quel rôle jouaient ces trépas fictifs dans ma vie réelle : c’étaient des leurres que j’agitais devant le mufle du noir taureau de ma propre mort, celle à laquelle je suis de tout temps destiné. Par là, par ce jeu d’esquive, je détournais son attention. Le temps que la mort – aussi brave et stupide qu’un taureau de combat – eût deviné qu’elle n’avait, une fois de plus, encorné qu’un simulacre, c’était autant de gagné : du temps de gagné. La mort se faisait les dents sur ces charognes de rêve. Désormais, j’ai épuisé mes réserves. Je n’ai plus de personnages fictifs à faire mourir à ma place. Tous mes pseudonymes, tous mes noms de guerre ont été utilisés, éparpillés dans le vent désertique de la mort. Plus d’Artigas, plus de Larrea, plus de Bustamante, plus de fantôme en chair et en os à envoyer au sacrifice. Ils ont joué leur rôle, crânement. Me voici solitaire et nu devant la mort. Elle choisira son heure, je serai prêt. À vrai dire, cela fait déjà un moment que je le suis. \ »

Jorge était prêt ; je dirais même que je n’ai jamais rencontré un homme en train de mourir, autant en règle avec lui-même qu’avec la communauté des hommes. Avec deux regrets peut-être: celui de ne plus pouvoir étancher sa curiosité insatiable, d’avoir à renoncer à sa quête de lire, à l’aide de la raison, l’origine des changements qui se produisent dans le lien social. Et cet autre, celui de n’avoir pu, malgré ses efforts, se réconcilier avec son fils Jaime, mort prématurément il y a moins d’un an.

Jorge est mort et nous le pleurons. Il reste son œuvre, considérable, une des œuvres romanesques majeures de la seconde moitié du vingtième siècle. Je prédis qu’elle lui survivra, qu’elle nous survivra longtemps. Elle est une des seules en effet, à avoir réussi, au-delà du témoignage, grâce à la fiction, à faire entendre la vérité du système concentrationnaire nazi et ses effets sur la subjectivité de ceux qui y furent déportés. À cette nuance près que Buchenwald, il ne cessait de le répéter, n’était pas un camp d’extermination.

Dominique, sa fille, je le sais, aura à cœur de la défendre et de la mettre en valeur, sans concession. Elle sait qu’elle peut compter sur moi pour l’y aider.

Merci à tous les amis qui lui ont témoigné par leur présence à quel point il comptait pour eux. Merci à vous tous d’être venus aussi nombreux aujourd’hui.

Adiós Jorge !

Adieu, vive clarté…